Gérald Genta, Jonathan Ive, Fabergé des montres…renait.
(dans les pizzini d’Evelyne Genta, épouse du Fabergé des montres, comme l’a qualifié Christie’s)
Il a conçu la Nautilus de Patek, la Royal Oak de Audemars Piguet, et une centaine de modèles de haute horlogerie pour Cartier, Bulgari, IWC, Universal etc. Considéré comme le Picasso de l’horlogerie, le « partenaire spirituel » des grandes marques a laissé un vide dix ans après sa mort.
L’horlogerie doit presque tous ses succès commerciaux depuis plus de vingt ans à la créativité de sa star, l’Italo-Suisse Gerald Genta qui est décédé laissant orphelin la relation designer – industrie horlogère. La suite n’est pas un cordon coupé : son épouse, Evelyne Genta a lancé il y a deux ans une association fondation à la mémoire de prodigieux designer
Ambassadeur de la principauté de Monaco, Madame Genta nous raconte dans une interview exclusive, sa vie aux côtés du plus grand designer de l’horlogerie et joaillerie, considéré comme le Picasso de cette industrie. Elle partage son actualité, les ventes chez Sotheby’s de dessins véritables, ses projets de fondation, ses rêves et secrets.
Quelle est votre actualité Madame Genta ?
Je gère trois ventes successives online : à Genève, Hong Kong et NYC chez Sotheby’s, des dessins de Gérald Genta, avant de continuer et amplifier le travail de l’association Gérald Genta Héritage pour la seconde partie de l’année
Racontez-nous ces ventes ? Une première ?
Vendues sur trois continents, 99 dessins originaux (ndlr Royal Oak adjugé 546.000 CHF ; Nautilus à venir…) et leurs équivalent NFT des dessins constituent l’amorce de l’histoire en marche que je veux vivante et de transmission à toutes les générations. La vente en NFT est une première. J’adore cette idée de digitaliser les œuvres pour des acheteurs Millenials.
Le premier résultat des ventes a été très positif : le dessin de la Royal Oak a été certes la « star de la vente », [ndlr : la vente globale a dépassé le million] mais il est à remarquer que les autres dessins ont également connu un beau succès, achetés par les institutionnels (les marques), des Millenials et des collectionneurs passionnés, ce qui me remplit de joie.
Qu’attendez-vous des prochaines ventes ?
Nous pensons que les deux prochaines ventes ne feront que confirmer ce succès et iront au-delà. Une fois que nous aurons les résultats, nous nous réunirons pour faire avancer l’association Gérald Genta Héritage avec les membres du Conseil de la future fondation Francois Bennahmias, Président Directeur General de la manufacture Audemars Piguet, Paul Boutros, Directeur International & Amérique, du département montres pour la maison de vente aux enchères Philips, Alain-Dominique Perrin, Co-Président du comité́ stratégique du groupe Richemont et Président de la fondation Cartier, Michael Tay Président du groupe Singapourien Hour Glass.
En quoi ces ventes sont-elles une première exceptionnelle et une expérience ?
Mon mari était féru d’innovation et nous avons réussi à coupler la vente d’un dessin original avec son équivalent en NFT. Les clients ont pu acheter en monnaie traditionnelle ou en crypto monnaie une NFT et un dessin. Les œuvres et leurs provenances resteront ainsi universellement gravées dans « la blockchain » – merci la technologie – tout comme la signature éternelle du design Genta. Toute cette dimension digitale NFT/Blockchain/crypto aurait beaucoup plu à Gérald !
Comment avez-vous aborder le sujet du digital via les NFT dans la vente des œuvres de votre mari ?
Je dois dire que le savoir-faire et technologie a été mis en place par Sotheby’s. Ils ont une excellente expérience dans ce domaine et une excellente équipe. » They minted it »*. Nous avons décidé ensemble de la création de ces NFT et de leur « couplage » avec le dessin physique, et le certificat d’authenticité et tout ce qui entoure la technologie. Nous voulions toucher aussi une nouvelle génération qui n’a pas connu mon mari mais qui est sensible au design, à l’histoire et au contenu. Les nouvelles technologies ont permis tout cela. Je suis très fière d’avoir effectué la vente des dessins en NFT et exploré une expérience de la vente on line du design. C’était aussi une première expérience pour tout le monde. Avec le succès que vous connaissez ! Les NFT inscrivent à jamais dans la blockchain cette histoire et cette certification d’authenticité et de pérennité qui est particulièrement intéressant dans notre cas.
Quel est l’objet ou la mission de l’association Gérald Genta Heritage ?
D’abord je dois vous dire que j’ai hâte de retrouver mes amis autour de l’association. Nous la développerons sans doute sur 3 piliers : faire vivre la partie « mémoire héritage », transmettre l’esprit à travers un Prix Gérald Genta du design destiné à aider un jeune designer pour se faire connaître, et enfin, développer la collaboration avec les marques. Gérald a tellement dessiné que nous ouvrirons certains dessins à la fabrication de modèles par des marques que nous choisirons par la fondation.
Parlons design et design expérience, avec vous comme témoin d’une vie. Quel est l’héritage stylistique de votre mari ?
D’abord, Gérald a créé une vraie relation de designer de marque et un duo entre une manufacture et une signature. Comme ce fut le cas pour la haute couture. On parle aujourd’hui des montres Genta comme du mobilier Le Corbusier, d’un modèle Ferrari Pininfarina, des yachts classiques Fife, de l’iPhone de Jonathan Ive, ou du tailleur bar de Dior ! Gerald est entré dans la légende, considéré par Sotheby’s comme le Fabergé de la haute horlogerie. Et pourtant, cela n’a pas toujours été simple dans la relation aux industriels que sont des manufactures : il est toujours plus facile de reconnaitre le designer et sa signature au sein d’un marque à la culture familiale et indépendante que dans un grand groupe. Suivez mon regard…
En quoi Gerald Genta incarne un design expérience ?
Je crois qu’il n’aurait pas aimé le mot. La définition anglosaxonne semble pourtant la meilleure, recouvrant plus de choses que simplement être considéré comme un artiste. Il y une dimension technique et poétique. Pensez aux trois grandes complications horlogères – de chronographe, de quantième perpétuel et de sonnerie, que maitrisait mon mari. Enfin ces micromachines design – qui se dessinent au micron – augurent souvent le futur et un futur proche. Je crois qu’il pensait à l’expérience utilisateur en ouvrant aussi de nouvelles voies artistiques ou par la recherche de matières : par exemple une montre pour pratiquer du sport extrême ou réaliser une pendule de salon pour les grands de ce monde.
Pensez-vous que Gerald incarne un design narratif ?
Gerald a su travailler sur les fonctions de la montre, son esthétique et l’expérience produit avec son storytelling. Lorsqu’il lance Royal Oak, il parle de scaphandrier. Et quel pouvoir magnifique que celui des formes et celui des mots. De la simplification à la narration, je crois qu’il conjugue design, narration et même mélodie. Le design narratif consiste à bien nommer les produits – sans outrance ni euphémisation – mais surtout imaginaire et poésie, talent qu’avait Gerald.
Quel est l’héritage stylistique de votre mari ?
Le design est souvent d’abord l’apanage des industriels. Ensuite, c’est la rencontre créative et cette magie qui est rare. C’est aussi la contrainte : l’industrie a demandé à Gerald d’aller plus loin dans les complications face à la crise du quartz (1970 – 1980). Il a apporté une vision novatrice et dynamique en innovant par l’apport de nouveaux matériaux, anoblissant au luxe de nouvelles matières : l’acier, le bronze , le titane, l’Yttrium par exemple. Je crois que la signature Genta laisse une signature d’un design complet, technique, artistique, narratif, qui trace un chemin de sens qui embarque tous ceux qui ont croisé ses créations.
Quel est le projet du Grand Prix Gerald Genta?
Gérald était généreux et il se battait pour faire reconnaitre le design et la signature du designer dans les manufactures. Nous souhaitons avec la fondation aider des designers de talents. Le Grand prix Genta design permettra de sélectionner et soutenir les futures signatures de l’horlogerie. Dessiner le futur, c’est être capable de concevoir le monde de demain.
Quelle collaboration possible avec les marques ? Une exclusivité à nous donner ?
Il est encore bien trop tôt pour en parler mais nous avons avec mes enfants beaucoup de dessins qui pourraient être produits par les manufactures. Gérald avait noué des relations que je qualifierais de « familiales » avec certaines entreprises comme Cartier, Audemars Piguet et Van Cleef ! Il reste des choses à faire et j’ai très envie – comme j’ai pu le faire tout au long de ma carrière – de réaliser certaines choses et de donner vie à ses créations !
Quelle expérience souhaitez-vous demain pour l’Association ?
L’expérience du digital m’a montré que nous pourrions peut-être vivre une avec double expérience, physique et même d’expositions digitales. Je vais réfléchir avec le comité pour que nous puissions œuvrer sur la valeur de mon mari qui était la créativité, l’audace et l’innovation. Le digital nous a permis de faire des choses intéressants et novatrices. L’objectif sera de faire vivre demain une expérience qui touche toutes les générations.
« Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté » écrivait Baudelaire ! Qu’est -ce que le génie retrouvé dans le métier ou le secteur où vous avez œuvré ensemble [ndlr Evelyne fut co-dirigeante de l’agence Genta Design] ?
Je ne peux pas commenter sur le génie car celui qui avait du génie, c’était mon mari ! Je l’accompagnais pour aller au bout de ses rêves. Je pense que le génie qu’on lui attribue – les asiatiques parlent d’Icone of Time, les européens de Picasso de la montre – est le facteur miraculeux de retrouver chez lui une sensibilité artistique, un immense talent créatif, un sens de l’observation (couleurs, formes, nature) hors du commun. Gerald a pu mettre tous ces éléments au service d’un métier qui le passionnait : l’horlogerie. Cette alchimie est unique, et très difficile à reproduire. Enfin, pensez aux 3200 dessins, plus de 150 montres iconiques best-seller, une entreprise de design et fabrication qui employait jusqu’à 250 personnes en Suisse, un apport aux marques qui n’a jamais été égalé ! Il faut se rappeler que cette industrie a connu une crise – crise du quartz entre 1970 et 1980 sans précédent en Suisse, et que Gérald a participé à la montée en gamme de l’horlogerie suisse dans la création de modèles de haute horlogerie.
Quel était son rêve d’enfant baudelairien ? Et le vôtre ?
Pour lui, son rêve d’enfant s’est réalisé à force de volonté (que vous mentionnez dans votre belle phrase de Baudelaire que je découvre). Il a pu vivre de sa passion, créer, voir aboutir ses idées et les réaliser dans son parcours de génie horloger. Le temps a manqué pour aller plus loin mais il a quand même pu aller au bout, peindre et sculpter, ce qui était son rêve. Il nous a laissé 400 beaux tableaux : la peinture fut son vrai bonheur : son art sans attache industrielle et en toute liberté.
Pour ma part, mes rêves d’enfant se sont également réalisés. Je rêvais d’une belle vie de famille et j’ai deux enfants magnifiques. Je rêvais de voyager et de travailler. J’ai certainement pu faire les deux au-delàs de ce que j’aurai pu croire puisque j’ai pu développer, gérer une entreprise extraordinaire. Quant aux voyages d’affaires pour livrer les gardes temps les plus incroyables à nos clients de prestiges, ils m’ont permis non seulement de visiter d’innombrables pays magnifiques mais également de rencontrer souvent des personnalités incroyables avec qui j’ai toujours gardé le contact. Ceci c’est le passé, mais mon rêve continue car je reste persuadée que d’une manière ou d’une autre l’aventure n’est pas terminée.
Comment organisez-vous votre journée, votre travail, pour tenter de tout concilier et quelles sont vos recettes secrètes pour vous ressourcer ?
Je ne répondrais pas à cette question comme ambassadeur, tenue par la réserve de ma fonction.
Ce que je peux vous dire, c’est que je suis une passionnée d’égyptologie et je cours tous les week-ends au British Museum pour suivre une formation d’Egyptologue. Savez-vous le formidable apport de cette civilisation au monde mathématique et à l’esthétique ? Les Égyptiens sont sans doute les premiers mathématiciens, astrologues et des génies de l’esthétique… qui mesuraient le temps avec des montres à dimension de pyramides (sourires).
J’ai une adresse secrète que je vous livre, mon lieu fétiche de ressourcement : Coworth Park dans le Surrey. Silence et beauté des passages dans une campagne où je me sens bien.
Quelle place tient le calme, le silence pour vous ?
J’ai appris le silence avec les montres et voir travailler mon mari en silence : dessiner ou écouter le son d’une montre. La montre redonne un sens sonore au bruit désorganisé du monde : le clocher, la pendule sont des sons merveilleux qui donne de la poésie. Nos oreilles n’ont pas de paupières, et les horloges leur donnent un joli repère. C’est du design sonore et de l’expérience personnelle de vibration en silence. Pensez-y.
Quelle est la plus belle montre désignée par votre mari ?
Celle que je porte ! Le quantième perpétuel, harmonieux design hexagonal, équilibrée grâce à ce quantième qui offre un ciel en lapis lazuli et une lune en or. A la différence de la majorité des horlogers qui les peignent sur le cadran Gérald estimait que seul l’or et le lapis étaient digne du ciel et de la lune.
L’interview ci-dessus a été réalisée en Avril 2022. Depuis, LVMH a annoncé qu’il relançait la marque de montres célèbre, au sein de La Fabrique du Temps, l’atelier de haute horlogerie, sous la direction de Jean Arnault.
Propos recueillis par Alexis de Prévoisin, spécialiste de l’expérience retail et auteur, chez Malpaso-RCM de l’ouvrage : Retail Emotions, Retail in motion.