« Ce n’est pas la console qui est importante, ce sont les feuilles de l’ingénieur du son… »

L’homme qui a co-composé Manureva et enregistré avec Jeff Porcaro, notamment, est monté à Paris de son Valence natal où il débuta dans les bals, le samedi soir.

Interview exclusive de Jean-Noël Chaléat.

On doit à ce compositeur aussi discret que talentueux notamment Manureva et quelques autres fameuses chansons composées par exemple pour Françoise Hardy, la VIP de la chanson française. Avant de fréquenter Ferber ou Guillaume Tell, c’est au Record Plant Studio qu’il va enregistrer Rock’n Rose. Avec, aux drums… Jeff Porcaro, rien que ça.

« Mais comment as-tu pu lui acheter un disque comme ça ? »

Ses musiques et mélodies ont bercé les oreilles françaises. Songez plutôt : à 20 années à peine, tout juste monté de son Valence natal où il a appris la musique jeune et tournicoté dans les bals et dans les clubs, l’un des premiers morceaux qu’il co-compose et co-réalise deviendra un tube mythique : Manureva (Alain Chamfort). Et c’est pourtant loin de France que lui et le chanteur partirent enregistrer le tube, dans un tout petit studio. Sound Connection Studio sur Ventura Bld à Los Angeles.

Manuel Jacquinet : Jean-Noël, vous arrivez dans la musique de quelle façon ?

Jean-Noël Chaléat : J’ai toujours baigné dans la musique. La musique était omniprésente chez nous. Quand j’étais enfant, mon père qui jouait un peu de piano nous gratifiait tous les soirs avant de nous coucher d’un petit morceau de Chopin ou de Schubert (il n’y avait pas la télé). On avait également une professeure qui venait à la maison nous donner des petits cours de piano à mon frère, ma sœur et moi. Mon père avait pas mal de disques aussi, de variété américaine, de negro spiritual, de fox trot, de jazz – des 78 tours à l’époque et j’ai beaucoup écouté ces disques. Comme il n’y avait pas la télé, on écoutait la radio, j’aimais écouter les chansons : de Dalida avec Bambino à Aznavour, Gainsbourg avec Le poinçonneur des Lilas, Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics (Brassens) ; ça avait été une révélation pour moi et ça avait fait d’ailleurs un scandale à la maison car j’avais demandé à ma tante, qui voulait m’offrir un disque, de m’acheter ce titre. On s’est rendus ensemble dans le magasin de disque de Valence et je suis revenu avec Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics. Or, chez moi, mon père était très strict, très religieux. On ne rigolait pas avec l’éducation. Mon père a dit à ma tante : « Mais comment peux-tu lui acheter un disque comme ça ? Il a à peine treize ans. » Les temps ont bien changé… Il nous a fait rapporter le disque et je suis revenu en échange avec Souvenirs-Souvenirs de Johnny Hallyday. Je ne savais pas qui c’était à l’époque. Les informations arrivaient tellement lentement en province et chez moi. C’était vraiment le lancement du premier disque de Johnny. Je me rappelle, un peu plus tard, d’ailleurs de tous ces disques de variétés qui m’intéressaient, anglais, américains, les premiers disques de Ray Charles, des Beatles, des Stones, Elton John, Supertramp encore plus tard. Et bien, tous ces disques, on ne les trouvait pas à Valence. Il fallait souvent les commander à la grande ville de Grenoble ou de Lyon et ça mettait souvent presque un mois avant d’arriver chez nous. Il n’y avait pas de radio FM à l’époque. C’était le bouche-à-oreille ou par des émissions tardives le soir sur RTL ou sur Europe 1, qu’on découvrait certaines de ces nouveautés.

Comment passez-vous des leçons de piano à la maison à… vivre de la musique ?

Ça a été difficile. Ma mère était enseignante et pour elle, seuls l’école et les diplômes comptaient. Je ne sais pas si c’est la pression qu’elle mettait sur moi (je n’étais pas un mauvais élève) mais je n’étais pas intéressé par l’école, l’éducation trop stricte que m’imposait ma mère m’en éloignait. Cette situation m’a même fait arrêter le piano vers mes 13/14 ans pendant deux ou trois ans. Je suis un autodidacte et j’aime apprendre par moi-même. Seuls la liberté, le rêve, les émotions pures, les émotions du cœur m’attiraient, me faisaient vibrer. Je m’évadais avec la musique. Après le BEPC, j’ai fait l’école des Beaux-arts à Valence, pendant trois ans, et à côté je gratouillais un peu de guitare et continuais à faire un peu de piano. C’était les premiers titres des Beatles, des Stones. Je jouais dans des petits groupes de quartier. Un jour, un copain qui chantait dans un orchestre de bals est venu me trouver et m’a proposé de le rejoindre pour jouer dans un orchestre ; ça ne me plaisait pas trop mais voilà, j’y suis allé et j’ai commencé à gagner ma vie comme ça en faisant des bals dans la région autour de Valence et ensuite dans toute la France, dans des orchestres beaucoup plus importants comme celui de Gilles Pellegrini de Grenoble*. Dans ces soirées gigantesques où nous jouions plusieurs heures d’affilée venaient parfois certains chanteurs, pour faire leur tour de chant au milieu de la soirée. Et c’est comme cela que j’ai rencontré Christophe qui après nous avoir entendu jouer, nous a demandé de l’accompagner sur scène (1971). Ça a été le début d’un premier changement de vie pour moi puisque j’ai commencé à accompagner des chanteurs.

Parmi ces chanteurs, il y a eu ensuite Alain Chamfort. J’étais copain avec le pianiste de l’époque de Claude-François, Fernand Boudou ; on faisait des petits morceaux de musique ensemble et lui, qui accompagnait Chamfort en première partie, me propose d’accompagner ce dernier : « voilà Jean-Noël, il y a un chanteur que produit Claude-François et ce serait bien si tu pouvais l’accompagner parce qu’il commence à faire des petits galas à côté et moi je ne peux plus m’en charger ». Je ne savais pas qui était Alain Chamfort. A côté, je commençais à écrire des petits morceaux instrumentaux avec des copains musiciens et j’en ai écrit un, qui s’appelle Porto Rico, qui est devenu l’indicatif des hit-parades de RMC pendant plus d’une dizaine d’années. Ça marchait dans les clubs aussi.

À côté de mon métier d’accompagnateur, je faisais des petites productions avec les premières chansons que j’écrivais.

Manureva, enregistré à Sound Connection Studio, en 1979

Comment s’installe et se poursuit la collaboration avec Alain Chamfort ?

J’ai une manière de jouer un peu particulière à cause d’un accident de voiture que j’ai eu à l’âge de neuf ans ; mon bras gauche et ma main gauche sont bien abimés. Mais ça ne m’a pas arrêté pour suivre ma passion. J’avais tellement d’énergie et d’envies. Je ne suis pas un virtuose du clavier, par contre ma manière de jouer, avec le cœur et avec le ventre est rythmique et harmonique. J’adore faire « groover » les « playback » avec à chaque fois, un jeu rythmique et harmonique particulier. Alain Chamfort que j’accompagnais à l’époque, s’est intéressé à la façon dont je jouais : « Ah comment tu fais ça ? Ça serait bien si on pouvait travailler ensemble ». Et du coup, nous avons décidé de collaborer. Un premier single a été enregistré à Paris, au Studio Gang. Le jeune boxer, face B du Temps qui court. Alain était encore chez Flèche. Ensuite il y a eu l’album Rock’n Roses, co-écrit avec Alain pour certains des titres. Premier album enregistré à L.A. (Los Angeles) avec les frères Porcaro (Jeff, Mike et Steve), David Foster, etc. Avec les premiers textes de Serge Gainsbourg pour Alain, et ensuite jusqu’au succès de Manureva qu’on est également partis enregistrer en Californie.

C’était loin à l’époque et peu fréquent pour un chanteur français ?

À cette époque-là, mon cœur n’était que musique américaine, noire américaine avec tous les disques de la Tamla Motown, Steve Wonder, avec aussi Elton John, Neil Sedaka, dont j’apprenais pour le plaisir les titres par cœur. Alain de son côté était allé enregistrer des chœurs sur un album de Véronique Sanson qui vivait à Los Angeles. Les connexions étaient établies. Et il y avait une chose qui était fatigante en France à l’époque, c’est qu’il y avait très peu de musiciens professionnels, je parle là des musiciens de variété française, tous très bons, mais c’était les mêmes qui jouaient sur tous les enregistrements. Alors les disques de production française sonnaient…tous pareil. Alors qu’aux États-Unis, le pays est tellement grand et tellement riche de diversité qu’on a rencontré une flopée de musiciens venant de tous bords avec des « grooves » fantastiques et un son incroyable. On s’est retrouvés avec toute l’équipe du groupe Toto, bien avant qu’ils ne créent le groupe Toto ; des musiciens de Steely Dan, David Foster et les cuivres qui jouaient sur Songs in the Key of Life de Stevie Wonder ! C’était un rêve pour moi qui n’écoutais que ça à l’époque !

Les USA pendant des années mythiques donc ?
Tout à fait. Nous étions dingues avec Alain d’un chanteur qui s’appelle Boz Scaggs**, on écoutait ça sans arrêt. Je crois que je n’ai jamais entendu une batterie sonner comme celle de Jeff Porcaro au Record Plant Studio à L.A. pendant l’enregistre- ment de l’album d’Alain, Rock’n Rose en 1976/77.
Mais pour Manureva, qui se trouve sur l’album Poses, nous sommes allés enregistrer dans un tout petit studio dans la vallée qui s’appelait à l’époque Sound Connection Studio. Avec une toute petite console Harrison et un 24 pistes. On avait pris un batteur, un bassiste, un guitariste je crois et on a fait les claviers tous les deux, avec Alain. L’ingénieur du son était Ryan Ulyate qui est devenu plus tard le producteur de Tom Petty. Et donc, le 1er janvier 1980 je suis monté (comme on dit) m’installer à Paris avec femme et enfants.

Et là, votre carrière a été lancée, pour de bon ?
Pas tout à fait, on s’est un peu éloignés, pour différentes raisons, avec Alain et il y a eu un énorme break même, pendant plus de dix ans. Par chance, j’ai signé un contrat d’Édition chez Francis Dreyfus, qui avait d’ailleurs Christophe sur son label.

Le doute s’installe, dans ces cas-là, quand on a fait un grand succès mais qu’on ne travaille plus beaucoup ?
Oui le doute s’installe et pour moi il s’est installé, bien entendu. D’autant que j’ai du mal à être disons opportuniste ; je ne sais pas faire ça, ce n’est pas dans mon caractère et je ne connaissais absolument personne à Paris. Je n’ai jamais eu de plan de carrière. Je fais de la musique parce que j’aime ça, parce que ça m’apaise et ça m’aide à supporter certaines choses dans la vie. Je ne pense à rien d’autre quand je fais de la musique. C’est mon équilibre et mon mode d’expression.

*Mais qui est Boz Scaggs ? Chanteur et guitariste américain, Boz Scaggs est né en 1944, dans l’Ohio. Il a créé son premier groupe en 1965, a joué avec le Steve Miller Band et mené ensuite une riche car- rière solo, accompagné sur ses disques par la crème des musiciens de studio californien, dont ceux qui composeront le groupe Toto.

Son 2ème album, sorti en 1969, est classé dans le palmarès des 500 meilleurs albums de tous les temps par Rolling Stone. Silk Degrees (1976) et Middle Man (1980) achèveront de le faire connaitre. On vous suggère d’écouter et de découvrir Cool Running, sur un album sorti en 1989 et sur lequel Jeff Porcaro, Paulinho Da Costa, Marcus Miller, Brandon Fields accompagnent Boz. Mais aussi de découvrir les albums d’inspiration jazz et blues qu’il a commis plus tard. Jean-Noël Chaléat le cite comme une des références de ces musiciens qui lui don- nèrent envie d’aller enregistrer Manureva dans un studio californien.

La suite est à découvrir dans le livre :

Studios de légende, histoires et secrets de nos Abbey Road Français.